La grandeur d’un homme d’État est de prendre la mesure des événements, mais aussi de se garder d’instrumentaliser une idée, en l’occurrence la défense nécessaire du mérite et de l’effort, dans un but politicien.
Par Natacha Polony
Monsieur
le Président, vous êtes un alchimiste. Vous êtes passé maître
dans l’art de changer l’or en plomb. Après neuf semaines d’une
crise comme le pays n’en avait pas connue depuis longtemps, vous,
Monsieur le Président, devriez être tout entier absorbé par la
recherche d’une réponse politique qui rassemblera les Français
divisés et permettra de renouer le lien de confiance abîmé, non
par ces manifestations, mais par des décennies de confiscation de la
démocratie représentative. Eh bien non. Vous préférez piétiner
les belles promesses lancées lors de vos vœux, sur les « mots qui
ont pu blesser », et jeter un peu plus d’huile sur le feu,
histoire de voir si l’on ne pourrait pas provoquer l’explosion
finale. Et ce faisant, vous salissez un discours essentiel sur le
sens de l’effort et le dépassement de soi, vous avilissez une
réflexion sur la beauté des gestes qui anoblissent l’être
humain. Monsieur le Président philosophe, vous rabaissez finalement
tout à votre mesure, celle d’un politicien.
Ainsi,
devant une assemblée de maîtres boulangers, vous évoquez le sens
de l’effort. Grande et belle cause. Notre société crève de ne
pas valoriser le mérite et le don de soi. Notre société se perd
dans le culte de la facilité, de l’immédiateté. Il y avait tant
de chose à dire face à des artisans, des hommes qui se lèvent au
milieu de la nuit pour nourrir leurs semblables et donner le meilleur
d’eux-mêmes. Vous eussiez pu développer cette distinction majeure
entre travailler et œuvrer, le premier évoquant la torture quand
l’autre nous élève vers l’essentiel. Vous eussiez pu vous
lancer dans une critique de notre organisation économique
entièrement fondée sur la consommation, c’est-à-dire
l’excitation des pulsions et le fantasme de combler par la
possession le vide de nos existences. Il eût été possible, par là
même, de s’adresser à ces gens que notre société écrase sous
les dépenses contraintes, devenues peu à peu indispensables pour ne
pas se trouver totalement désocialisé. Il eut été possible de
dessiner un autre horizon, de rendre leur dignité à tous ceux qui
accomplissent une tâche noble et s’épanouissent dans la précision
d’un geste et la perpétuation d’un savoir-faire.
De
quels troubles voulez-vous parler ?
Vous
avez trouvé plus urgent de déclarer : « Les
troubles que notre société traverse sont aussi parfois dus, liés
au fait que beaucoup trop de nos concitoyens pensent qu’on peut
obtenir sans que cet effort soit apporté, que parfois on a trop
souvent oublié qu’à côté des droits de chacun dans la
République (…) il y a des devoirs. » Mais
de quels troubles voulez-vous parler, Monsieur le Président ?
Imaginez-vous une seconde qu’un tel discours puisse apparaître
autrement que comme une leçon donnée à ceux qui clament leur
détresse depuis le mois de novembre? Et croyez-vous qu’il soit
opportun de tenter un appel du pied aux Français fragilisés par
plusieurs semaines de manifestations, à ces commerçants et artisans
dont certains risquent de déposer le bilan, alors qu’ils payent
tout autant votre refus d’apporter des réponses politiques à
cette crise ?
Il
suffit d’avoir discuté quelques minutes avec certains de ces
citoyens qui, dès le 17 novembre, ont crié leur colère sur des
ronds-points, pour avoir pu constater qu’un très grand nombre
étaient issus de ces artisans, commerçants et petits employés qui
se lèvent tôt et ne comptent pas leurs heures. Les premières
revendications de ce mouvement étaient de pouvoir vivre décemment
de son travail. C’est d’ailleurs ce qui a valu d’emblée à ce
mouvement d’être classé par certains commentateurs dans la
catégorie des déclinaisons douteuses du courant poujadiste. Nombre
des premiers Gilets jaunes étaient des femmes célibataires avec
charge d’enfants, ces femmes qui sont les premières victimes des
temps partiels contraints et les premières frappées par la misère.
Rien à voir avec un quelconque éloge de l’assistanat.
Que
sont donc Amazon ou Airbnb, qui ruinent nos commerçants et nos
hôteliers ?
Allons
plus loin. Depuis votre campagne électorale, vous nous vantez la «
start-up nation », la mobilité, l’économie fluide. Rien de plus
immobile qu’un boulanger. Rien de plus pérenne que le savoir-faire
artisanal. Rien de plus éloigné de votre modèle que ce sens de
l’humilité au service des autres. Les start-up sont ces
entreprises créées par des jeunes gens qui font parfois des
millions sur une simple idée. Celles qui ont réussi et constituent
des modèles de votre monde moderne s’appuient sur le travail et
les biens produits par d’autres pour faire de l’argent sur la
simple mise en relation. Que sont donc Amazon ou Airbnb, qui ruinent
nos commerçants et nos hôteliers ? Ne parlons même pas de ces
banquiers d’affaires qui gagnent des millions en organisant des
transactions entre multinationales.
L’entregent
relève-t-il de ce que vous considérez comme le « sens de l’effort
» ? Le capitalisme financier dont vous défendez farouchement les
mécanismes est le type même d’organisation économique qui se
contrefiche du mérite et récompense la capacité à faire de
l’argent avec de l’argent, quitte à ruiner les producteurs les
plus fragiles. Un genre de cordée sans effort, dont les premiers ne
sont pas, loin s’en faut, les plus méritants.
La
grandeur d’un homme d’Etat est de se garder d’instrumentaliser
une idée
Vous
allez encore vous insurger contre des médias malveillants qui
monteraient en épingle une « petite phrase ». Mais les mots ont un
sens. Et ils sont prononcés dans un contexte. La grandeur d’un
homme d’Etat est de prendre la mesure des événements, mais aussi
de se garder d’instrumentaliser une idée, en l’occurrence la
défense nécessaire du mérite et de l’effort, dans un but
politicien. La situation que nous vivons est inflammable. La
responsabilité exige de tout faire pour apaiser, pour éviter de
dresser les uns contre les autres, car les extrémistes de tous bords
sont à l’affut des faiblesses de la République. Forcez donc votre
nature et ne leur faites pas ce genre de cadeau.